lundi, novembre 07, 2005

Un article de 1883 sur Trois Fontaines


Manufacture de verres de montres : TROIS-FONTAINES (Lorraine annexée)

Article rédigé en 1883 par TURGAN


L’usage des montres, autre fois réservé à quelques privilégiés, est aujourd’hui universel. L’extension des chemins de fer qui pénètrent partout, en donnant l’exemple de l’exactitude rigoureuse, et, d’autre part, les nouvelles combinaisons au moyen desquelles on a composé d’excellentes montres à très bas prix, font que l’utilité de savoir l’heure est devenue pour un grand nombre un besoin que la modicité des prix permet de satisfaire.
Les premières économies d’un journalier ou d’un domestique sont destinées à l’achat d’une montre ; l’étrenne la plus enviée n’est-elle pas une montre, et, presque au sortir du berceau, ne donne-t-on pas au bébé une de ces montres destinées à être brisées ?
Aussi que de verres de montres !
Cette fabrication très intéressante, exigeant des appareils compliqués et une installation importante, ne s’exécute aujourd’hui que dans un très petit nombre d’établissements, forcément entraînés à un développement considérable dans la localité même où cette industrie existe.

Le plus grand et le mieux outillé de ces établissements est celui de Trois-Fontaines, près de Sarrebourg, au milieu d’une population vouée toute entière à l’industrie verrière.
On peut, à Trois-Fontaines, constater une particularité qui, sans compter les autres difficultés professionnelles, y retient l’industrie spéciale des verres de montres, c’est que les habitants du pays sont, de père en fils, habitués à manier et à travailler les ballons et fragments de ballons avec lesquels se font ces verres.
Retenir dans ses mains cette matière lisse et glissante, la serrer assez pour la retenir, et pas assez pour la rompre, manier les verres faits, les compter, les empiler, toutes ces opérations délicates demandent une habileté de toucher que l’on ne pourrait atteindre autre part sans charger l’usine de frais considérables de groisil (mélange de débris de verre cassés).
L’établissement est élevé dans une vallée riante et boisée où l’on a su capter la quantité d’eau nécessaire à l’alimentation de plus de cent vingt chevaux vapeur, à la distribution d’écoulement continu de plus de trois cents tours horizontaux et d’une centaine de tours verticaux, et au besoin journalier de plus de cinq cents ouvriers.
Les ateliers, très vastes, très clairs, très aérés, sont disposés quadrilatèrement autour de deux grandes cours, et spécialement construits pour l’industrie qui s’y exerce. A peu de distance de Trois-Fontaines, on termine en ce moment une seconde usine, dont on a réformé le moteur et modifié l’outillage.
C’est l’annexe de Hartzwiller, où l’on installe une centaine de tailleurs et de polisseurs ; leurs tours seront mus par une force hydraulique très grande.
Le propriétaire actuel, Mr Achille PORTAL, dont la maison de commerce compte près de trois-quarts de siècle d’existence, n’a rien épargné pour munir la fabrique d’un outillage et d’un personnel parfaits ; aussi est-ce bien un établissement modèle que nous allons décrire, en suivant successivement les différents temps de la fabrication.

Les verres de montres, quels que soient leur forme, leur choix et leur prix, commencent toujours par être découpés dans des ballons en verre soufflé, a diamètre plus ou moins grand, suivant le degré de cintrage initial demandé par l’espèce de verre que l’on veut produire.
Les verres se faisaient autrefois un à un, en soufflant de petites bouteilles allongées, dont on coupait le fond ; les petites calottes, ainsi détachées, devaient avoir assez de flèche pour laisser libre le mouvement des aiguilles de la montre. Aujourd’hui encore, c’est le problème que doivent réaliser les verriers.

La première des opérations est dite « le découpage ».
L’atelier du découpage est situé juste au-dessus du magasin du rez-de-chaussée d’où les ballons et fragments de ballons montent par un ascenseur. Le long des murs, largement ouverts par de grandes fenêtres, sont disposées de longues tables sur lesquelles les ouvrières découpent, dans les ballons, les petites calottes qui deviendront des verres de montres plus ou moins cintrés, plus ou moins épais, plus ou moins grands, suivant l’espèce de verre que l’on a à fabriquer.
L’adresse avec laquelle opèrent les ouvrières est vraiment extraordinaire ; elles commencent au moyen de petits coups secs donnés à l’ouverture de la sphère, à l’endroit où elle s’est séparée de la canne, à produire une fissure qui fait le tour de la boule et la sépare en deux parties. Elles continuent par le même procédé à séparer en tranches les deux grands segments. Quelques-uns de ces ballons ont jusqu’à 1,5 mètre de diamètre ; il est très rare qu’elles les laissent échapper, qu’elles les découpent irrégulièrement, encore plus rare qu’elles se coupent les doigts, ce que ne manqueraient pas de faire des personnes étrangères à la profession.
Devant chaque ouvrière est dressé un petit appareil pourvu d’une manivelle au moyen de laquelle elle fait tourner un outil porte-diamant qui opère sa révolution au-dessus d’une plaquette en caoutchouc.
Sur cette dernière on pose la tranche de verre du côté de la surface convexe, et de l’autre côté, sur la surface concave, on trace avec l’outil porte diamant des cercles aussi rapprochés que possible les uns des autres, de manière à laisser entre eux le moins de fausses coupes possibles.
Puis, avec une adresse merveilleuse, l’ouvrière enlève, en terminant la rupture par un dernier effort, le disque tracé par le diamant. (Partout où il est possible de découper dans la fausse coupe un disque plus petit jusqu’à 5 millimètres de diamètre, on ne manque pas de le faire ; ce qui reste est recueilli en groisil dans une boîte).
Le tout est porté au magasin des verres bruts, pesé et classé. L’ouvrière qui a reçu une certaine quantité de ballons, pesant un certain nombre de kilogrammes, doit rapporter un nombre correspondant de grosses (1 grosse= 12 douzaines) de verre et un poids minimum de groisil.
Dans l’évaluation du chiffre de grosses, on lui tient compte des épaisseurs et par conséquent des poids variables dans un même ballon, de sorte que, déjà, à ce premier temps de la fabrication, un classement par épaisseur est nécessaire avant de livrer le verre à la suite des autres manutentions.
Ce classement d’épaisseur se fait au moyen d’un petit instrument où la plus petite différence d’élévation se trouve reproduite et agrandie par une aiguille se mouvant devant un arc gradué.
A partir du découpage, que subissent tous les verres fabriqués dans l’usine, les opérations se modifient, et comme nature et comme nombre.
Une grande quantité de verres nommés mi-concaves sont tout simplement biseautés, poncés et polis, paquetés et livrés.
Le biseautage des verres mi-concaves s’appelle biseautage droit ; il a pour but de chanfreiner le bord externe des verres pour que le biseau ainsi pratiqué puisse entrer dans la rainure dite « drageoir » et fixer le verre dans l’anneau de la petite fenêtre aussi solidement qu’un pierre sertie par un habile bijoutier.
Le biseautage droit se fait à la mécanique, au moyen d’un appareil très ingénieux que, dans l’usine, on appelle « petits tours ». Ils sont fixés en ligne sur des bancs parallèles : chaque ouvrier a dix tours à surveiller.
La partie fondamentale du tour est une meule plate pivotant horizontalement sous l’impulsion d’une poulie horizontale elle-même ; en face de la roue, l’ouvrier place le verre assujetti entre deux poupées.
Les deux poupées tournant verticalement, le verre se trouve frotté contre la meule tournant horizontalement, de façon que tous les points de sa circonférence reçoivent régulièrement le frottement ; alors, et si il a été bien centré entre les deux mâchoires qui le tiennent, il sort du petit tour régulièrement rond et biseauté avec une égalité mécanique.
Pendant tout le temps où le verre est soumis au frottement, un léger filet d’eau vient aider à l’usure, en enlevant le petit sable formé des débris et du verre et de le meule.
La qualité de ce verre étant d’une extrême dureté, les meules s’usent encore assez rapidement ; mais comme elles s’usent régulièrement, elles peuvent servir jusqu’à leur réduction au plus petit diamètre.
Du biseautage, les verres retournent au magasin des verres bruts ; on regarde avec soin si quelques éclats en ont déformé le bord, si de petites esquilles l’empêcheraient de pénétrer dans le drageoir, etc. ; si les défauts peuvent être réparés, on rend les verres à l’ouvrier, sinon ils sont utilisés autrement, ou jetés au groisil.
Dudit magasin, les verres passent à l’atelier de ponçage, pour adoucir le tranchant du bord, le polir afin de faire disparaître le défaut de transparence qu’avait causé le frottement sur la meule et lui rendre sa translucidité entière.
Le mi-concave est alors terminé, et s’il n’y a ni rayure ni défaut sur les bords, est de nouveau vérifié, calibré, essayé et empaqueté pour la vente.
Les verres dits concaves sont coupés, soumis à un bombage à chaud pour augmenter leur cintre, présentés au biseautage droit, aux petits tours et flettés.
Le flettage est une opération déterminée par la mode des montres plates ; il s’agit en effet, tout en laissant le verre assez élevé de flèche pour que les aiguilles puissent circuler librement, d’aplatir cependant assez la surface extérieure du verre afin que les montres ne produisent pas cette sorte de renflement qui les faisait appeler dérisoirement « oignons » il y a quelques quarante ans.
On obtient ce résultat en usant par le frottement la surface extérieure.
Les verres mi-concaves et concaves se vendent en quantités considérables, grâce à la mode actuelle si sensée des montres épaisses acceptant très bien le verre épais à biseau visible ; quelques pays, l’Allemagne entre autres, considèrent comme une garantie de solidité d’un verre qu’il porte à son centre une dépression nommée pontil ; cette dépression est obtenue par une présentation à la meule verticale qui enlève une légère profondeur de la surface ; on repolit ensuite pour rendre la transparence enlevée par le frottement de la meule. Le pontillage se fait à la taillerie, où passent aussi plusieurs autres sortes de verres.



Lorsque la mode des montres plates devint tyrannique, c'est-à-dire au commencement de notre siècle, on créa une sorte particulière de verres de montres nommés verres « chevés » appelés ainsi non pas parce que l’inventeur était un Mr Chevé, mais parce que dans l’ancienne langue française le mot « chevé » veut dire creusé.
Le véritable inventeur serait Pierre ROYER, qui, en 1791, fabriquait à Paris des verres de montres bombés, et qui avait été encouragé par Abraham BREGUET à disposer des verres plats dans le milieu, mais assez élevés sur les bords pour que les aiguilles fonctionnent à leur aise.
La particularité fondamentale des verres dits « chevés » est, au moyen d’un emboutissage combiné avec un moulage à chaud, d’en relever les bords tout en aplatissant la surface, de sorte que, une fois le verre fixé dans le drageoir, les aiguilles circulent librement, et cependant la montre reste plate.
On a attribué à des horlogers genevois cette innovation ; mais deux lettres publiées par la « Revue Chronométrique » ont prouvé que, d’après les livres de commerce d’Abraham-Louis BREGUET, fondateur de la célèbre maison d’horlogerie, Pierre ROYER fournissait des verres « chevés », en 1791, à Abraham BREGUET, qui lui en avait donné l’idée.
De perfectionnement en perfectionnement voici comment se font, à Trois-Fontaines, les verres « chevés » ; il y en a de deux espèces : les chevés au moulage ordinaire et les chevés au moulage clair. Il s’agit, dans les deux cas, de ramollir le disque de verre, assez pour qu’il puisse prendre par ce ramollissement la forme d’un petit moule à bord relevé sur lequel on le place.
Le four à réchauffer du moulage ordinaire est une cornue de 0,50m de long environ sur 0,07m de large et 0,08m de hauteur ; la face inférieure est plate, la face supérieure est bombée ; l’atelier se compose de dix salles parallèles, séparées par des murs dans l’épaisseur desquels s’élèvent les cheminées d’appel qui porteront au dehors les produits de combustion.
Six fours sont emménagés dans chaque mur de séparation ; on donne en compte à chaque ouvrier la cornue, de la terre réfractaire et du coke ; avec la terre réfractaire, il fixe sa cornue qu’il entoure de coke et qu’il mène au rouge-brun, puis, s’asseyant devant une table épaisse qui s’étend au dessous de l’ouverture des fours, il prend avec une pince en croissant, ingénieusement imaginée, les petits moules sur lesquels il a placé le verre, et les introduits successivement dans la cornue.
Quand il juge le verre assez chaud, il prend un tampon composé d’un bâton de liège autour duquel est enroulé du papier, et, avec l’extrémité de ce tampon, il estampe en quelque sorte le verre sur le moule servant de matrice.
Lorsque l’ouvrier juge suffisant le travail du tampon, le verre se trouve assez raffermi et refroidi pour que, d’un petit coup de main sec, il le fasse tomber du moule qui reçoit un autre disque, et est remis dans la cornue dont on retire un autre moule garni de son verre, assez réchauffé pour recevoir la façon à l’aide du tampon.
Les anciens papiers, vieux registres, etc., composés uniquement de chiffons à cellulose combustible et non chargés de baryte et de kaolin comme les papiers modernes, conviennent seuls à la fabrication des tampons ; mais le stock des papiers anciens tend à disparaître, ce qui en augmente graduellement le prix. J’engage donc tous les détenteurs de vieux registres à les offrir à M. Achille PORTAL, au lieu de les faire mettre au pilon ; ils en tireront meilleur parti.
Quelle que soit l’habileté des ouvriers, le moulage ordinaire ne réussit pas toujours, la surface reste quelque fois gondolée ou ternie, et le rebord mal formé ne pourrait entrer dans le drageoir ; les réviseurs examinent les verres avec soin avant de les recevoir, n’acceptent que ceux qui sont parfaits, rendent à l’ouvrier les pièces réparables, et lui décomptent définitivement celles qui sont trop détériorées pour pouvoir servir.
Les verres reçus sont donnés dans les ateliers de taillage pour arrondir leur biseau dont le bord doit être soigneusement ébarbé, examinés de nouveau, poncés et polis.
Mais le polissage par frottement ne rend jamais aux surfaces vitreuses qui ont été atteintes dans le cours du travail l’éclat brillant du verre tel que la fusion le donne, et lorsque cette surface est restée vierge de tout contact.
On a été conduit à fabriquer les verres chevés par le procédé du moulage clair, dont la Revue Chronométrique attribue l’idée à un ouvrier lorrain.
Au lieu de placer le verre, la convexité en bas, dans un moule creux de kaolin, on applique la face concave sur un champignon en pierre dite soap-stone, et on le chauffe dans une cornue comme dans le moulage ordinaire ; la forme de la cornue est différente, elle s’élargit en coupole, à peu près comme un four de boulanger, parce que le moulage clair s’exécutant sur des verres plus épais que le moulage ordinaire, ces verres doivent rester plus longtemps dans la cornue. Ainsi, dans le moulage ordinaire, la succession du travail est telle que trois moules se trouvent en même temps soumis à la chaleur, tandis que dans le moulage clair il en faut cinq pour bien équilibrer la période du travail.
Lorsque, avec sa pince en croissant, l’ouvrier a retiré de la cornue le champignon porteur de son verre, il couvre immédiatement celui-ci avec un outil en bois creusé comme le réceptacle d’un bilboquet, mais de façon que le fond de la cupule ne touche pas la surface du verre, les bords seulement rabattent sur le moule le bord du verre pour former le chevage. Toute la partie plane conserve donc le bel éclat du verre naturel.
On taille de même le biseau en l’arrondissant, on le ponce en l’ébarbant avec soin et on le polit.
Les ouvriers, étant aux pièces, sont soumis, toutes les fois que c’est possible, au payement d’une partie des fournitures qu’ils emploient, ce qui les rend plus soigneux et tend à éviter le gaspillage qui a lieu ordinairement. Ainsi les mouleurs payent le coke de leurs fours ; tant mieux pour eux si, avec la moindre dépense, ils rendent le plus de grosses parfaites.
Il en est de même des tailleurs, qui payent leurs meules.
Toutes les fois qu’un objet en caoutchouc est employé dans la fabrication, l’ouvrier qui le reçoit en est débité.
C’est au moyen de ces divers procédés où la main et l’intelligence de l’homme jouent toujours un très grand rôle, malgré l’emploi de moyens mécaniques, que l’on fabrique jusqu’à soixante espèces différentes de verres de montres.
Le triage final se fait avec la plus grande attention dans le magasin des verres finis, où l’on vérifie les dimensions de chaque pièce, aussi exactement que possible, en les glissant une à une et successivement dans tous les sens dans un calibre spécial.
Ce calibrage se fait rapidement, et les verres classifiés sont livrés à des ouvrières qui les essuient et les comptent ; une autre équipe les essuie encore une fois avec une peau et les enveloppe dans du papier de soie, soit par un, soit par trois, soit par six, puis en tiers de grosses et demi-grosses dans des papiers plus forts, suivant l’espèce des verres et suivant les pays auxquels sont destinés les paquets.
L’ordre et la propreté la plus minutieuse règnent dans les magasins où l’on range les sortes et dans ceux où l’on exécute les commandes ; les magasins sont d’immenses pièces très claires aux murs recouverts par des armoires en chêne ciré, dont le fronton porte le nom de la sorte, et les casiers sont numérotés suivant les dimensions en diamètre et en épaisseur.
Les tables sur lesquelles on exécute les commandes sont compartimentées, chaque compartiment porte en gros chiffres le numéro de la commande qui est envoyée des bureaux de Paris.
Lorsque la commande arrive à Trois-Fontaines, on commence par placer dans le compartiment qui lui est destiné, toutes les sortes dont l’usine a un stock, et l’on met en fabrication celles qui font défaut dans le moment. A mesure qu’elles rentrent en magasin, les commandes finissent par se compléter, le compartiment est bientôt plein, et les emballeurs n’ont plus qu’à remplir leurs caisses.


On ne fait pas à Trois-Fontaines que des verres de montres proprement dits, on y fait aussi, par millions, les verres de montres d’enfants, qui ne sont même pas biseautés, et que le fabricant fixe par une sorte de sertissage.
Les verres de boussoles ou de médaillons plats et bombés, les verres pour miniatures et surtout pour photographies ronds ou ovales, les presse-papiers en verre biseauté couvrant une photographie ou un sujet quelconque, puis les verres de pendules, plats ou bombés, minces ou épais. Les lanternes de voitures, quelques unes en glace de deux épaisseurs, dont une colorée, qu’on évide à la meule pour y figurer certains dessins.
On taille, on biseaute et l’on polit ces morceaux de plaques dites de propreté, que l’on place aux portes pour en préserver la peinture. Ces grands morceaux épais se biseautent sur de grandes meules horizontales, analogues à celles des diamantaires, les unes en fonte couvertes de sable, les autres en pierre à grain plus fin.
J’ai rarement vu un établissement plus propre et tenu d’une manière plus satisfaisante, aussi bien pour l’œil que pour le raisonnement ; le nettoyage et l’entretien des machines-outils et des moteurs sont remarquables ; il en est de même du reste de l’usine et des ateliers annexes de modelage, de menuiserie, de construction mécanique et des pièces occupées par les ouvriers en dehors de leur travail. Ainsi les réfectoires, situés au rez-de-chaussée, sont aussi soignés que les salles à manger les mieux tenues ; les tables, le fourneau central sur lequel chauffent les aliments, tout est d’une propreté parfaite.
Un servant spécial est chargé de cet entretien et de la surveillance des marmites.
Une armoire fermée à clé est réservée à chaque ouvrier, pour qu’il puisse y retrouver ses vêtements de travail, et y déposer le costume sous lequel il vient à l’usine ; des dortoirs bien aménagés, avec lits en fer, sont affectés aux ouvriers dont les demeures sont assez éloignées de la fabrique, pour qu’ils n’y aillent que du samedi soir au lundi matin ; environ quatre-vingt-dix personnes peuvent jouir de ces dortoirs. Les mêmes ouvriers ont aussi des cuisines et salles à manger, leur permettant de préparer eux-mêmes leurs repas. Une boisson très hygiénique faite avec le sirop de Calabre d’Adolphe OBEZ, de Douai, est mise gratuitement à la disposition du personnel.
La fabrique possède au dehors des immeubles où elle loge des ménages d’ouvriers. Les employés supérieurs de la fabrique habitent de jolies maisons sur la route, tout près des ateliers.
Un économat fournit en bonne qualité et à bas prix les denrées, boissons et vêtements dont le personnel peut avoir besoin. On y organise en ce moment un cercle avec billard, instruments de musique, livres, etc.
Un médecin est attaché à l’usine, qui possède une pharmacie pour les premiers soins, en cas d’accident ou de maladie.
Une caisse de secours et de retraites est alimentée par les versements volontaires du personnel et une dotation du chef de l’établissement.
Partout l’aérage et la salubrité des ateliers ont été assurés ; trois grands calorifères construits par l’ingénieur Charles BOYER ont remplacés les poêles.
Nous ne pourrions décrire en détail toutes les minutieuses prescriptions du règlement général de l’usine.
Un exemple suffira pour faire comprendre avec quel soin et quelle méthode on procède.
Le jour de ma visite était jour de paye : ordinairement la journée de paye de cinq cent quarante ouvriers est une journée de troubles et de désordres ; à Trois-Fontaines, c’est à peine si l’on s’en aperçoit.
Si ce n’avait été le grand balayage des ateliers et le fourbissage général des machines-outils, on n’aurait rien trouvé d’extraordinaire à la tenue du personnel.
En effet, chacun reçoit à sa place même, apporté par un distributeur, le cahier où est établi son compte du mois, avec déduction de ses malfaçons et des fournitures employées ; il peut rapidement vérifier ce compte.
Pendant ce temps, la caisse divise la monnaie de chacun, et la place dans une jolie petite boite en noyer à son nom. Au lieu de la presse ordinaire qui entoure la distribution du numéraire et rend difficile la recherche et le redressement des erreurs matérielles, le caissier a tout le temps de vérifier les boites. Les mêmes distributeurs portent à chaque ouvrier la boite contenant son argent, qu’il peut compter à son aise.
C’est la première fois que je vois une paye se faire avec autant de simplicité.
Tout ce qui peut se payer à la pièce est ainsi rétribué ; les vérificateurs et les réviseurs sont payés à la journée.
La direction de Trois-Fontaines peut donner tout son temps et ses soins à la surveillance et au perfectionnement de la fabrication ; elle n’a à s’occuper en quoi que ce soit de la partie commerciale concentrée tout entière rue des Archives, 23, à Paris, dans les bureaux de M.Achille PORTAL.
La direction de Trois-Fontaines se compose de M. Adam HUVER, directeur, bien secondé par les deux sous-directeurs, MM. Joseph HIRTZ et Emile REISER, qui sont, en même temps, chefs chargés d’exercer la compagnie de pompiers recrutés dans le personnel de l’usine.
Est-ce inhérent à la profession ou au pays ? Mais, à l’exception des établissements JAPY, à Beaucourt, je n’ai jamais emporté d’un établissement industriel une impression plus favorable d’ordre, de méthode et même de bonne humeur, malgré l’attention persistante que chacun met à ses occupations.

Nous apprenons, au dernier instant, que la Manufacture de verres de montres de Trois-Fontaines vient d’obtenir à l’Exposition Universelle d’Amsterdam la SEULE récompense accordée à la Verrerie d’Horlogerie. C’est un succès bien mérité.